MARIE-JÉSUS DIAZ
CARRÉS DU VALAIS

L’effet rétroviseur
Texte d’Henri Cueco, janvier 1992

Les photos récentes que Marie-Jésus Diaz a réalisées dans le Valais surprennent d’abord par leur simplicité, leur évidence ; on y reconnaît des sites pittoresques et nommables : montagnes, prairies, murs, et parois de pierres, généralement somptueux ; ces paysages, au premier regard, appartiennent au spectacle de la nature, parfois même au répertoire de la beauté touristique. Ils sont montrés avec un mélange de vénération naïve et de provocation ironique.

Toutefois, en y regardant de plus près, on voit que cette image évidente est perturbée par une discontinuité de son tiss, une seconde image nous montre un second paysage à la fois en rupture et en continuité par rapport au paysage sur lequel elle se greffe. Il s’agit, on l’aura compris, d’un effet rétro-visuel qui permet au photographe d’obtenir - par un jeu de miroir volontairement simple, en réalité élaboré – la contre-image de ce qui est photographié. Ce nouveau paysage qui fait tache sur le site est prélevé dans le dos du photographe. La simple confrontation esthétique de ces deux paysages ne semble pas être l’objet de ce rapprochement.

Plutôt qu’ajouter à l’interrogation que suscite le spectacle de la ‘belle’ nature, Marie-Jésus Diaz donne à décoder la clé du rapport qu’elle établit entre ces deux paysages, celui qu’elle voit et celui qu’elle ne voit que par reflet.

Elle injecte ainsi par un mouvement imaginaire sur elle-même du temps potentiel dans sa photographie alors que l’instantanéité photographique tend à son annulation. L’originalité de cette démarche réside dans cette façon de recréer de la durée sans recourir aux poncifs de la répétition, au flou de la décomposition du mouvement, aux contournements cubistes, au ’sillage’ des corps en mouvement de la B.D., etc…La juxtaposition de deux images, sans truquage ni collage, par simple ’réflexion’, modifie l’espace dans lequel se situe le photographe et le regardeur de la photo. Du même coup, le paysage perd ses limites d’image aplatie et fixe pour devenir un espace en épaisseur et prendre place dans l’échelle du temps.

On est confronté alors à une présence-absence du voyeur-photographe absent du miroir, qui s’abstrait modestement de ce qu’il révèle. On pense aussi à ce regard sur lui-même, ce regard dans son dos, réfléchi par le regard du paysage impossible à voir. Cet aveuglement fondamental – ne pas voir son propre dos – est sans doute une raison cachée du désir inlassable de l’homme pour le spectacle, le voyage… Peut-être met-on en jeu ainsi le désir de se voir, de se rencontrer dans l’espace et d’en finir avec cette vision de soi en feuille, plate, à 180°, et l’infirmité de ne jamais accéder à la vision de la moitié de son propre corps. On imagine que l’accélération du voyage, la rotation de l’homme autour de la terre n’est autre, comme le suggère l’imaginaire populaire, qu’une course pour se rattraper et se voir de dos. C’est l’image du dédoublement, sorte d’objectivation d’une invivable solitude, et conjuration de l’angoisse de mort.

Si l’icône est, entre autre, une métaphore du corps, la projection de ce corps dans l’espace est à l’origine sans doute de nouvelles propositions d’images et de regards. Naturellement, le miroir a toujours été pour les artistes sujet de projection et de complexification de l’espace,lieu aussi de condensation du spectacle et de son double imaginaire. La présence d’une image virtuelle et d’une image supposée réelle sur un même plan, ressaisie par la peinture ou la photo, elles-mêmes virtuelles et réelles, renvoit à la mise en abîme.

Est-ce par hasard alors que ’réflexion’ et ‘abîmes’ soient les métaphores langagières qu’imposent et la procédure du travail de Marie-Jésus Diaz et les sujets qu’elle a choisis ?
Préoccupation de peintre avant tout, cette captation de temps, d’espace, devant un objet fixe. Et cette préoccupation circule dans tout le travail de Marie-Jésus. Je pense à cette série de photographies dans lesquelles elle construit des objets de lumière n’ayant d’existence que par la trace d’un treillis, d’un grillage métallique en mouvement. Il s’agit d’objets virtuels, de ces ‘immatériaux’ dont la présence est attestée par la trace lumineuse et dont la virtualité se confond pour nous déjà avec le réel.

Cette idée de déléguer le regard, de ne pas voir directement le paysage mais d’utiliser un intermédiaire, fait penser aux peintures de Caspar David Friedrich, bien qu’il n’entre aucun romantisme dans le travail de Marie-Jésus Diaz. Pour Caspar David Friedrich, ce sont les personnages peints sur la toile qui regardent ce que voit le spectateur de cette même toile. Le spectateur voit le paysage subjectivement par l’intermédiaire de se regardeur-acteur peint par l’artiste. L’effet d’identification est une manière de redoubler l’effet de vertige. Le vertige se délègue, il suffit de voir un funambule pour ressentir émotion et vertige, le vertige d’en bas. Dans les photographies de Marie-Jésus Diaz, il y a aussi délégation de la vision, vision de carré rétroviseur, mais, au contraire de l’idée romantique du vertige par dédoublement du spectateur, ici le spectacle permet l’objectivation de l’espace, il lui redonne du concret que l’image romantique s’entend à lui faire perdre : référence à un matérialisme émouvant par la simplicité de sa démarche, surtout par son refus d’un lyrisme superfétatoire. Marie-Jésus Diaz reconnaît la beauté comme effet inéluctable, mais il y a constat et non exaltation. Elle nous met dans une situation de connaissance et non de poétisation d’un réel déjà répertorié dans la catégorie des beaux sites ou des Beaux-Arts. Cette démarche interrogative au cour du lyrisme est un risque pris avec l’objectivation du fait poétique mais ici sans effraction. Tact et pudeur sont les bons génies des poètes.

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Carrés du Valais (1989-1990), avec un miroir carré, mise en relation à la prise de vue, de deux images d’un même paysage, Alpes Suisse du Valais. 20 images.
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