MARIE-JÉSUS DIAZ
RIDEAU

Rideau

Le rideau qui donne son nom à cette deuxième série de travaux, c'est, sur le mur du fond de l'atelier de Marie-Jésus Diaz, ce banal lé de papier noir déroulé qu'on peut trouver dans n'importe quel studio de photo. Un simple fond. Mais un fond qui n'existe que pour son propre compte. Un fond devant lequel, nul être, nul objet parasite, nulle Matière vivante ne viennent plus se faire valoir. Plus qu'un fond, c'est un tréfonds. Un abîme en travail dont peut surgir n'importe quoi. Mais en fait de rideau, peut-être s'agit-il plutôt de cet autre rideau qui, symétriquement, voile le fond de la chambre noire ; de cette suspension argentique en attente d'être animée par un flux de lumière.

À moins que le rideau dont il est question dans cette histoire décidément vouée aux rideaux n'en soit un troisième : celui qui, impassible, objectif, neutre, tendu entre les deux surfaces sensibles précédemment évoquées, arbitre leur face à face ; qui donne, le moment venu, le signal de l'affrontement entre acteurs et spectateurs ; qui décide de la durée de la rencontre. Celui par lequel, entre un lever et un baisser de rideau quasi instantané, la pièce est jouée. Le temps d'une simple réplique. Mais avant que ces deux surfaces sensibles ne se dévoilent l'une à l'autre en un échange bref et décisif, c'est très en amont de cet instant que se prépare longuement l'image ; puis, bien en aval, que se fixe son destin.

Aux deux extrêmes de cette histoire, des fluides sont à l'œuvre au cœur de la matière. D'abord, dans les entrailles mêmes du lourd papier noir. Plus tard, dans l'épiderme mince du papier du tirage. Ici et là, avant et après, ce ne sont que bains, jets, lavages, arrosages, saturations, égouttages, séchages.

Né d'une soupe originelle, le papier noir dont use Marie-Jésus Diaz, opère entre ses mains un retour aux sources. Passant par toutes sortes d'aspersions, d'humectages, de ruissellements, chaque fibre du papier se souvient d'avoir librement séjourné jadis dans les eaux-mères de la pâte à papier. En étanchant une soif très ancienne, chaque fibre de cellulose se gonfle, se dénoue, se dévrille, s'étire, se libère de l'étau du sec.

En proie à toutes sortes de mouvements infimes et contradictoires, relâchant progressivement ses tensions, s'abandonnant aux plaisirs oubliés de la capillarité, le rideau de papier noir, soudain expansif, oublie sa sécheresse d'âme. Il n'en renonce pas pour autant à sa nature de papier.

Car dans la tourmente, le papier noir sait garder de la tenue, rester sur sa réserve, endiguer l'émotion. Il réorganise ses forces en profondeur pour répondre au poids de l'eau. Il se cloque ici pour élargir sa portance, se rétracte là pour céder à l'air ambiant un peu de son humidité. Il réoriente ses versants, organise ses ruissellements. Il refond de fond en comble son paysage pour répondre aux caprices de ce climat humide en perpétuelle évolution. Il s'étire, il ondule pour célébrer son retour à la vie. Et surtout, il négocie en permanence la profondeur de ses noirs avec la lumière. Selon l'incidence des rayons, un lac obscur se transforme instantanément en miroir étincelant. Une lave grisâtre et froide renoue avec un geste incandescent.

Au gré du balayage d'une lampe, les fûts lumineux d'une forêt de stalactites glissent les uns devant les autres, échangent leur place avec les espaces obscurs qui les séparent. Des rivières d'encre et des rivières de mercure se disputent la trajectoire de leur chute sur ce Niagara de papier.

Partout, la lumière s'enchevêtre aux ténèbres, le proche au lointain, le sec à l'humide, le souple au rigide. À ce jeu des contraires, il arrive que le rideau se déchire, qu'une dérive de continent s'amorce. Des chaînes de montagnes surgies des profondeurs alignent leurs textures froissées dans le champ d'une lumière commune. Quelques morceaux de papier anguleux, arrachés par un séisme, sont aussitôt plaqués au sol par un déluge.

C'est ce travail tellurique, en œuvre dans son atelier de 1994 à 1996, que Marie-Jésus Diaz met ici en lumière. Trois années de genèses discontinues et d'apocalypses inlassablement recommencées à l'échelle de feuilles de papier noir, dont il ne reste que quelques secondes, rassemblées dans ce livre.

À peine une vingtaine de rideaux qui, après être passés par toutes sortes de bains, de macérations, de lavages et de déshydratations, après s'être soumis à tous les rituels précis de l'embaumement photographique, reposent désormais dans l'éternel présent de leur linceul argentique. Autant d'images qui, tel le corps d'Osiris rassemblé, reconstitué et ressuscité au terme d'un long voyage souterrain, règnent désormais au royaume des ombres. Lieu, qui pour le photographe, se confond avec celui de la lumière.

Max-Henri de Larminat

 

Rideau

The curtain that gives its name to the second set of images is the ordinary black paper unrolled on the back wall of Marie-Jésus Diaz's workshop as in any photographer's studio. Just a back drop. But a back drop that exists for itself. A back drop that has no person, no obtrusive object, no Matière vivante in front of it, showing off. This back drop drops into the abyss. An abyss in progress that may produce anything. Or perhaps it is the other curtain that, symmetrically, covers the back wall of the camera obscura; a silver-bearing suspension awaiting light to animate it.

Or then again, this curtain among curtains may be a third one: the impassive, objective, neutral curtain stretched between the other two sensitive surfaces and arbitrating in their contest; marking, at the right moment, the start of the confrontation between actors and audience, and deciding when it will end. But even before these two sensitive surfaces open up to each other for their brief, decisive encounter, the image has long been in preparation, and its destiny will be fixed much later.

At the two ends of the story, fluid is working in the veins of matter. First, within the entrails of the heavy black paper. Later, through the thin skin of the print. Here and there, before and after, there is bathing, washing, swilling, soaking, draining, drying.

Born of a primeval soup, the black paper returns to its origins in Marie-Jésus Diaz's hands. Each fibre in the paper is sprinkled, dampened, squeezed, and recalls its days of freedom in the mother liquors of the pulp. As its long thirst is quenched, each fibre of cellulose swells, unfolds, untwists, stretches, frees itself from its dry shackles. Moving this way and that, gradually letting go, giving in to the forgotten pleasures of capillarity, the curtain of black paper becomes expansive and leaves behind its arid soul. But it does not stop being paper.

Because in this torment, the black paper retains some reserve and self-control, contains its emotions. It re-orders its strength to respond to the weight of water. It bubbles out in one place to flex its muscles and pulls in elsewhere to give up a little humidity to the surrounding air. It re-aligns its watersheds, organises its rivulets. It remoulds its landscape to respond to the caprices of a continually changing humid environment. It stretches and undulates to celebrate its return to life. As the light falls, so a murky lake instantly turns into a shining mirror. A cold grey lava returns to incandescent life.

As the spotlight turns, the bright trunks of a forest of stalactites slip over one another and change places with the dark gaps between. Rivers of ink and rivers of mercury argue vie to shoot the rapids of this paper Niagara.

All over, light is woven with darkness, near with far, dry with wet, supple with stiff. As this game of opposites is played out, the curtain may tear or some continental drift appear. Mountain ranges brought up from the depths display their crumpled textures beneath a single light. A few sharp corners of paper, torn off by an earthquake, are stuck back down by a flood.

This is the earthy work that Marie-Jésus Diaz prepared in her workshop between 1994 and 1996, and now brings to light. Three years of interrupted genesis and indefatigably repeated revelations with sheets of black paper, of which only a few seconds remain, collected in this book.

Twenty or so curtains that have survived every sort of bathing, maceration, washing and dehydration, after all the precise rituals of photographic embalming, now lie on show in the eternal present of their silver-bearing winding-sheets. Images that after a long subterranean voyage, like the reassembled body of Osiris, reconstituted and resurrected, now reign in the realm of darkness. A land that for the photographer is also the realm of light.

Max-Henri de Larminat

  <  1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 7 - 8 - 9  > PHOTOS
Rideau (1994-1996), en studio et en noir et blanc, métamorphoses successives d’un ‘Rideau’ fait de papier, d’eau et de lumière. 35 images. Des tirages argentiques réalisés par l’auteur sont disponibles en 40cmx50cm.
Accueil / séries / bio-photographie / contact
© Marie-Jésus Diaz