MARIE-JÉSUS DIAZ
MATIÈRE VIVANTE

Jean-claude Lemagny
Catalogue de l’exposition ‘La matière l’ombre la fiction’ mois de la photo à Paris, Bibliothèque Nationale,octobre 1994-janvier 1995.

  L’être ici présent est tout en même temps un homme et un objet, feu et glace, vibration et immobilité. Il a vraiment l’air d’un Martien. Si du moins nous abandonnons les puériles petites tentacules vertes pour imaginer une créature portée jusqu’ici par une immense énergie, mais elle-même dévorée par sa propre efficacité technologique.
Est-ce ce qui nous attend ? Scientifiquement tout n’est que vibrations et il n’est aucun obstacle théorique à ce que nous soyons transportés un jour sous forme d’électrons que nous sommes à la vitesse de la lumière, pour être reconstitués à l’arrivée. La façon dont nous paierons alors notre voyage existe déjà : la carte bleue électronique.
Mais un escalier ne tombe en panne que s’il est mécanique. Et du monde de la peine nous sommes en train de passer au monde de la panne. Un monde d’activité fébrile, de rendement intensif, mais entrecoupé de périodes d’inoccupation impuissante, de loisir forcé devant les ordinateurs devenus muets. Nous commençons à avoir conscience que tomber en panne est et sera de plus en plus l’ordinaire d’un ordinateur et de tout robot. Et que le temps sera désormais écartelé entre l’effort de les rattraper et la nécessité de les attendre. Alors que jusque-là le seau, le marteau, le balai étaient toujours à notre disposition, ou nous reprochant silencieusement notre paresse.
Donc le transporté électronique est arrivé à destination. Mais le dispositif est tombé en panne. Photons et particules tournicotent désespérément en tous sens pour reconstituer ce corps de chair et de pensée. Mais c’est détraqué. Il va falloir appeler les dépanneurs, rois de l’époque.
Une charogne à l’envers.

 

Matière vivante
Max-Henri de Larminat

Quelque part dans un pavillon de banlieue, il se passe de drôles de choses. C'est là que Marie-Jésus Diaz bricole du vivant avec de l'inanimé. Il y a chez elle un peu de Docteur Frankeinstein. Mais elle n'est pas du genre à dépendre des jours d'orage pour mener à bien ses expériences. Dans son laboratoire, aucun coup de tonnerre grandiose, aucun cinéma.

Juste de la photo. De la photo, jour après jour, mois après mois. Des années durant. Dans le silence et sous le feu domestiqué de quelques spots.
Tout commence par la récolte de quelques bas morceaux du monde, de quelques abatis inertes des choses. Pas de morceaux d'objets identifiables, seulement des échantillons de matériaux. Des matériaux manufacturés, neutres, vierges de toute charge poétique liée à la nature. Des bouts de tissus, de grillage ou de tarlatane. Des chutes de calque ou de papier essuie-tout. Allez savoir quoi ? Car à l'arrivée, rien de tout cela n'est bien net. Un univers réduit à quelques trames, à quelques textures.

Des prélèvements déchirés presque d'équerre, pour que d'emblée ça ne ressemble à rien de précis, même par hasard. Et c'est ça qu'elle façonne, qu'elle triture sommairement pour créer une forme aussi neutre que possible, qu'elle chiffonne comme un mauvais brouillon, qu’elle compresse comme un emballage vide, qu'elle tord comme du linge sale. Telles sont les préparations qu'elle installe de la façon la plus rudimentaire possible sous le feu croisé des projecteurs, suspendues, comme des quartiers de viande, au bout d'un fil.

Telles sont les natures mortes qu'elle se propose d'appeler à la vie.

Prises en charge par la lumière, portées à un point d'incandescence qui les transfigure, ces choses de rien entrent soudain en transe quand Marie-Jésus Diaz les effleure, quand elle les interroge d'une chiquenaude, consignant aussitôt les réponses par deux ou trois prises de vues superposées. Des réponses indéchiffrables sur le moment et dont le sens ne se dévoile que plus tard, comme toujours, dans la cuvette du révélateur, lieu de toutes les apparitions. Sur un même cliché, la matière avoue simultanément, avec un égal accent de sincérité, être lingot, barre, ou étron. Elle se manifeste à la fois sous les espèces du charbon, du diamant, de la cendre. Elle se dédouble, flotte au-dessus d'elle-même, et se dédouble encore, jusqu'à n'être plus que l'écho à peine déformé de son écho. Ou bien, au contraire, cette matière déjà vivante se scinde pour créer deux cellules nettement différenciées.

On dirait que la matière se cherche un destin, une viabilité. Qu'elle teste sur le papier que lui tend comme un miroir Marie-Jésus Diaz, ses chances de ressembler à quelque chose de vivant. Et bientôt surgit une excroissance qui serait une tête. Un voile se gaufre sur une présence invisible. Un frisson cherche forme humaine sous des bandelettes. Mais, Dieu merci, ça ne va pas au bout des choses.

Ça reste dans le no man's land du flou et du bougé. Ça hésite entre le ceci et le cela.

Ça ne se meut qu'au bout du balancier des possibles. Ça reste en équilibre entre deux mondes. Ça reste suspendu dans l'espace de la parenthèse, à peine ouverte aussitôt refermée, de la photographie. La photographie, ce domaine de l'apparition.

 

Matière vivante

In a house in the suburbs something strange is happening. Marie-Jésus Diaz is making living matter from inanimate materials. Rather like Doctor Frankenstein. But she does not wait for thunderstorms to ignite her experiments. Her laboratory uses no sound effects or movie cameras.

Just photography. Photography, day after day, month after month. For years. In silence and the focused beams of a few spotlights.

She starts with a few earthly cast-offs, inert bits of things. Not parts of neutral, void of any poetic charge born of nature. Cloth, open-weave, stiffened muslin. Offcuts of tissue-paper and kitchen roll. It can be any old thing, because none of it retains its origin in the final product. This is a world made up only of scraps of weaving and textures.

Samples torn off nearly straight, so that they do not look like anything even by chance. This is the material that she works on, pinches just enough to provide a neutral shape, crumples like a rejected rough, compresses like empty packaging, wrings like dirty washing.

This is her preparation for work, laid out anyhow under spots hanging from wires like meat from hooks. This is the still life she is going to animate.

Picked out by the light, brought to a point of incandescent transfiguration, these amorphous things suddenly go into a trance when Marie-Jésus Diaz touches them, nudges them to respond, and captures their responses in two or three superimposed shots. Responses that make no sense at first, but gain meaning later, as always, in the developing dish, the site of all apparitions. In a single photograph, this material may own up, with equal sincerity every time, to being an ingot, a metal bar or a turd. It reveals itself simultaneously as coal, diamond and ash. It duplicates itself, hovers above itself, and doubles up once more, becoming just a slightly distorted echo of its own echo. Or again, this nearly living matter may split to form two quite separate cells.

It is almost as if this matter were seeking a destiny, some form of viability. As if on Marie-Jésus Diaz's paper it were testing, as in a mirror, its chances of looking like something living. That excrescence might be a head. Some invisible presence is concealed by that veil. Beneath those bandages something human is just moving. But, thank Heaven, it isn't.

It remains in a vague, shifting no man's land. Between this and that.

It only moves on a pendulum of possibilities. It balances between two worlds. It hangs in the space of the parenthesis, clicked open and shut, of photography. Photography, that domain of apparitions.

Max-Henri de Larminat

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Matière vivante (1989-1991), des sculptures mobiles éphémères sont photographiées en mouvement, 25 images. Des tirages argentiques réalisés par l’auteur sont disponibles en 40cmx50cm.
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© Marie-Jésus Diaz