Ces cubes sont de partout et de nulle part.
Les habitants de cette ville, comme ceux de ce pays, voire ceux de la planète tout entière, ont coutume quand quelque pensée les tourmente de venir jeter rituellement dans les flots un cube parfait, façonné tout exprès dans un matériau aussi inaltérable que possible. Et c’est alors à la mer, dont l’horizon tend inéluctablement vers la courbe, dont tout l’art, de la bulle au galet, vise à la sphère, de porter à son tour en son sein une forme irréductible et totalement incompréhensible pour elle.
La mer !
Amants malheureux, philosophes en proie au doute, théologiens sans espérance, joueurs trahis par les nombres, photographes au bout du rouleau, écrivains en butte à l’usure des mots, nous en venons tous un jour à nous en remettre à elle ; à lui confier notre cube en un geste d’exorcisme. Et ce cube, pure œuvre de pensée, forme géométrique que l’univers est incapable de façonner, nous le précipitons au sein de la mer, symbole primordial de la nature. Comme pour lui donner une leçon. Comme pour prendre une revanche. Et l’eau avant d’engloutir cet objet inconcevable ne sait que balbutier quelques ronds de protestation.
S’il nous arrive de ramasser en échange sur la plage un galet consolateur qui fut peut-être en des temps immémoriaux, et sous forme de cube, le réceptacle de la douleur vive d’un autre être, c’est avec le sentiment d’échanger le produit anguleux et radical d’une pensée contre le fruit des caresses impersonnelles des éléments.
Depuis que nous sommes en mesure de propulser hors du système solaire des objets tangibles comme autant de bouteilles à la mer, de doctes esprits ambitionnent de faire savoir à des intelligences supposées radicalement étrangères à la nôtre qu'un peu de raison habite aussi dans notre coin de galaxie. Et les uns proposent de fabriquer le modèle d’une molécule d’eau ou de sculpter la structure en double hélice de notre ADN, d’autres d’enregistrer une partition de Bach ou que sais-je encore ? Quant à moi, je m'en tiendrais à expédier de simples cubes aux quatre coins de l'univers. “Coins” ? Le mot m’a échappé. Mais, en la matière, cette image ne signe-t-elle pas mon appartenance à une espèce obsédée par la figure du carré et du cube face à un univers dont toute la substance, à l’instar de celle de la mer, tend spontanément à engendrer des cercles, des disques et des sphères. Je gage que mes petits ou mes grands cubes circulant entre les astres et les planètes feraient lumière dans l’esprit des natifs des lieux. Si quelque intelligence extraterrestre avait jadis procédé de même à notre endroit, ce n'est peut-être pas un disque lumineux que nous aurions contemplé la nuit au seuil des cavernes, mais une lune carrée facétieusement remodelée qui nous aurait donné à penser qu’une autre intelligence était déjà à l’œuvre là-haut.
La fascination pour le carré ou pour le cube n'est l'apanage d'aucune culture ni d'aucune religion, et je ne crois pas qu’ici Marie-Jésus Diaz fasse autre chose que d’en célébrer la puissance symbolique. Et quand elle restaure la géométrie écornée de quelques-uns des cubes échoués au large de Dunkerque, polissant comme des miroirs certaines de leurs facettes, ce n’est pas seulement, je suppose, pour y recueillir les gris subtils du ciel et de la Mer du Nord. Sur cette chaussée défoncée ne menant nulle part, sur ce cimetière chaotique de cubes vides de sens, sur cette orgueilleuse muraille de Chine écroulée ne nous protégeant de rien, c'est l'image de nos propres partages d’ombre et de lumière qu’elle tente, en ces blocs de béton, de faire perdurer, ici.

Max-Henri de Larminat